Concernés au premier plan par le phénomène des algues vertes, nous avons eu le privilège d'assister à l'une des nombreuses projections en avant première du long métrage de fiction de Pierre Jolivet inspiré de la fameuse BD d'Inès Léraud. Un film qui n'est pas encore sorti, mais qui fait déjà un tabac en soulevant un peu de la poussière que la Bretagne a enterrée sous le tapis depuis des décennies. Grand Merci à Pierre Jolivet, Inès Léraud, et tous les lanceurs d'alerte (voir aussi : Nicolas Legendre à la rencontre des Bretons). Enfin, les langues se délient.
Ce mercredi 28 juin 2023, le cinéma Le Katorza à Quimper a fait salle comble pour une séance d'avant première programmée de longue date, une deuxième séance ayant été ajoutée la même soirée, pour répondre à l'attente des spectateurs. A la suite de la projection, un échange entre le réalisateur Pierre Jolivet, le porte-parole d'Eau et Rivières de Bretagne, Arnaud Clugery, et les spectateurs a montré un réel intérêt pour le film et le message qu'il contient.
De la bande-dessinée au film : le choix d'un récit cinématographique
Quand Pierre Jolivet lit Algues vertes – L'histoire interdite, la BD d'Inès Léraud et Pierre Van Hove parue en 2019, c'est le choc. L'envie d'en faire un film naît aussitôt, mais raconter 3 ans d'enquête n'est pas chose aisée si l'on veut capter l'attention du spectateur. L'écoute des podcasts d'Inès Léraud "journal breton, France Culture, 2016" et les rencontres entre le réalisateur et la journaliste permettront à Pierre Jolivet d'affiner son projet. Pour construire ce récit cinématographique, il faut une héroïne et une histoire haletante qui donne au film l'allure d'un polar. La narration est retravaillée, notamment par l'insertion de retours en arrière et le personnage d'Inès Léraud est approfondi. Tâche rendue ardue par la personnalité discrète de la journaliste, peu encline à se mettre en avant. Pierre Jolivet attrape les informations au vol, au détour d'une conversation téléphonique par exemple, pendant laquelle Inès Léraud laisse échapper qu'elle se baigne par tous les temps. Cela donnera lieu à trois scènes de baignade, véritables moments de nettoyage dans le film, tant pour le personnage que pour le spectateur. Le matériau prend ainsi appui sur le réel, réinventé au service de la dramaturgie.
La fiction plutôt que le documentaire
Car il s'agit bien d'une fiction, choix assumé par les deux collaborateurs. D'une part, Pierre Jolivet, n'étant pas documentariste, ne pouvait envisager la forme documentaire. D'autre part, Inès Léraud est convaincue que la fiction est un moyen efficace de se mettre au service d'une cause, notamment parce qu'elle permet ici d'être en empathie avec les victimes et les lanceurs d'alerte. Effectivement, Pierre Jolivet le prouve dans une scène très émouvante pendant laquelle la mère d'Inès Léraud, après avoir lu sur Wikipédia que sa fille avait été tuée, lui téléphone pour s'assurer qu'elle est bien vivante. La fiction donne la liberté de recréer ce moment et d'apporter une tension dramatique, permettant au spectateur de mesurer la gravité des menaces qui pèsent sur le personnage pendant son enquête. Chose qui aurait été impossible dans un documentaire.
Un réseau de personnages au service d'un même combat.
Le film se concentre sur la personnalité d'Inès Léraud mais fait la part belle à d'autres personnages qui l'entourent et servent le combat de la journaliste. Au premier plan, les autres lanceurs d'alerte et tous ceux qui ont permis à la journaliste de faire aboutir son enquête : le médecin urgentiste Pierre Philippe qui suspecte une destruction de preuves après l'autopsie du corps de la première victime en 1989. Il est le premier médecin à l'époque qui alerte les autorités sur les risques sanitaires que représente la prolifération d'algues vertes ; André Ollivro, militant au sein de l'association Halte aux marées vertes ! et Yves-Marie Le Lay ; Morgan Large, journaliste à Radio Kreiz Breizh, qui travaille depuis 20 ans sur les dessous du modèle agricole breton. Et n'oublions pas les trois autres personnages féminins qui, pour des raisons différentes, encouragent et soutiennent la lutte pour la vérité : Judith, la compagne d'Inès Léraud, personnage solaire, dont la présence est indispensable au film. Sans Judith, Inès n'aurait jamais pu livrer cette bataille. Le film, sans appuyer sur leur relation, donne à comprendre le rôle essentiel joué par la compagne d'Inès Léraud, lui redonnant le goût de vivre en l'encourageant à travailler aux côtés d'un chevrier ; Rosy Auffray, épouse de Jean-René Auffray, dont le corps sans vie a été retrouvé dans les algues vertes en septembre 2016, alors qu'il courait le long de la rivière Le Gouessant dans les Côtes d'Armor. Le film montre le courage de cette femme qui, après avoir refusé l'autopsie, décide, avec l'aide d'Inès Léraud, de se battre pour prouver que les algues vertes, dégageant un gaz toxique après leur décomposition, sont bien à l'origine de la mort de son mari. Enfin, le personnage de Rolande, patronne du bar, qui s'est proposée d'être témoin aux procès d'Inès Léraud, et qui explique au réalisateur la raison pour laquelle elle a choisi de soutenir la journaliste :
« Parce qu'elle disait la vérité ».
Et c'est justement cette recherche de la vérité, celle que l'on doit aux victimes, qui a motivé Pierre Jolivet. Selon lui,
« Que l'on ait pu dire à des personnes qui ont perdu des proches : « Circulez, y a rien à voir » est quelque chose d'inacceptable. C'est d'ailleurs ce qu'explique la citation de Voltaire qui ouvre le film : « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité ».
Les victimes des algues vertes n'ont jamais été reçues, et le film est un moyen de les faire entendre et de dénoncer ce scandale.
Un tournage difficile
En raison de l'omerta, de la pression et de la surveillance permanente, le tournage s'est révélé épineux. Pierre Jolivet n'a pu mettre sa caméra dans aucune porcherie, beaucoup de décors ont été utilisés sans autorisation, les aides financières ont dû être multipliées parce que réduites. La région a mis du temps à manifester son soutien à ce travail : les subventions sont arrivées, certes, mais seulement après le tournage.
Sur place, il a fallu faire preuve d'ingéniosité pour passer outre les interdictions. Pour preuve, l'anecdote savoureuse rapportée par le réalisateur qui raconte de quelle manière il a filmé les premières images du film. Avec l'aide de sa fille qui feint de jouer au mannequin sur une plage d'algues vertes, Pierre Jolivet fait tourner sa caméra pour fixer les images de la plage souillée et des ramasseurs qui s'y trouvent. Il est alors violemment pris à partie par les personnes en question.
Les algues vertes, un risque invisibilisé
Arnaud Clugery, porte-parole de l'association Eau et Rivières de Bretagne, souligne que le propos du film est bien de rappeler comment le risque de toxicité des algues vertes n'a pas été identifié et surtout comment ce risque a été masqué par les politiques, les agences de santé et le système agro-industriel. La visite de François Fillon, premier ministre, en 2009 sur la plage de Saint-Michel-en-Grève après la mort d'un cheval, des suites d' une intoxication par l'hydrogène sulfuré se dégageant des algues en décomposition, n'y a rien changé et ce déni a perduré. Pour Arnaud Clugery, si le film choisit avec pertinence comme angle d'attaque le combat des victimes, il ne faut pas oublier selon lui le système agro-industriel breton, à l'origine des marées vertes. Le film ne raconte pas que la présence des algues vertes est liée à la pollution par les nitrates et donc au système agricole breton, responsable des dommages causés par la surfertilisation des terres agricoles. Récemment, Eau et Rivières de Bretagne a fait démontrer par les juges une autre forme d'invisibilisation, celle de la pollution des eaux de baignade par les stations d'épuration, les assainissements individuels et les épandages agricoles.
Souhaitons que le film connaisse le succès qu'il mérite et qu'il aide à des décisions politiques dignes de ce nom et qui soient appliquées. Arnaud Clugery souligne que les années à venir sont déterminantes. Un agriculteur sur trois partira à la retraite, des terres seront disponibles pour de nouveaux candidats à l'installation dans les 10 prochaines années mais l'agro-industrie par sa recherche de la concentration et l'agrandissement d'élevages industriels risque d'emporter le morceau. Le foncier étant verrouillé, l'installation des nouveaux paysans de taille raisonnable est difficile. Ces deux points sont donc à travailler.
Prochain sujet, déjà en travaux : le remembrement, qui n'est pas passé sans heurts ni révoltes. Selon nos informations, une BD signée Inès Léraud est à l'ébauche.